Travailler Pour La Bourgeoisie Yantaiaise

Pour la première chronique de la nouvelle série (j’aime ça les séries, bon), on fait connaissance avec le monde de Little Tony. Dans la deuxième, je te parle un peu plus du petit gars en question qui accote solidement certains de mes freshmen du haut de ses 6 ans tout frais.

Il faut le dire en partant: Tony est un garçon bien né. Enfant unique (évidemment), parents en moyens qui travaillent beaucoup et qui font pas mal de petits billets avec la face de Máo dessur. Mais l’argent c’est pas tout, parce que comme la sagesse ancestrale chinoise nous le rappelle, “Chaque grain de riz pour nourrir l’héritier en vaut bien mille laissés à l’infâme dragon”*. Version 2014, ça veut dire quelque chose comme: l’argent n’a de valeur que lorsque dépensé sagement. Et justement, au lieu d’enterrer Junior sous les bébelles et futilités de toutes sortes, papa et maman chinois offrent à leur rejeton des cours d’anglais à domicile. Et aussi une nounou à temps plein. Et une cuisinière, bien sûr. Ah et j’oubliais presque les voyages…

La première fois où je me suis rendu à mon nouvel emploi, Ton Ton (de son vrai nom) revenait d’ailleurs d’un séjour dans le “plusse meilleur pays du monde”. “So where did you go in Canada, Tony?”, lui a demandé Anne-Lyse avec un léger accent qui trahit ses origines francophones. Toronto, Banff et Vancouver avec māmā et un couple d’amis installés là-bas qui ont un petit bridé de son âge. Et je vous parle pas de la Thaïlande l’année dernière, de la fin de semaine à Shànghǎi et Nánjīng en janvier et bien d’autres escapades dont je ne suis même pas au courant. Non vraiment, y’a rien de trop beau pour la classe ouvrière.

En ce vendredi avant-midi de fin octobre, je me suis assis sur une petite chaise à la petite table verte de la petite “salle de cours” avec le gamin et sa tutrice. J’ai assisté à la session en participant ici et là pour que Tony apprenne un peu à me connaître et, espérons-le, à m’apprécier. Après une heure et demie, Anne-Lyse lui a demandé: “So Tony, do you like your new teacher?” Réponse positive du petit homme; j’étais engagé!

Vers 11h30, Kitty et la cuisinière insistent pour qu’on reste à dîner. Kitty, c’est la nounou de 26 ans qui suit le petit pas à pas, le garde quand les parents travaillent, lui enseigne des trucs, lui fait faire sa sieste, l’aide à se moucher… tsé, ce qu’une nounou fait d’habitude. Bon messieurs, je vous arrête tout de suite: elle est fraîchement mariée (et franchement, pas mon genre). Passons à un autre appel; la cuisinière, tiens. Pas qu’elle soit plus mon genre, un peu trop vieille à mon goût. J’avais rien à redire de ses jiǎozi (dumplings) par contre, elle les réussissait très bien. Elle a rapidement cédé sa place à une autre, plus frisée, grassouillette et bavarde celle-là. On mange moins de jiǎozi et de riz maintenant, et plus de bāozi (petits pains fourrés et cuits à la vapeur), de patates douces et de soupes/potages/bouillons. Je ne m’en plains pas, je mange bien ici. Et à ma faim! “Nǐ bǎo lè? Are you full?”, qu’on me demande chaque fois que la fin de mon bol approche.

Si je te parle de ça (c’est parce que ça me tente, bon), c’est parce que depuis le premier jour, je reste à dîner après chaque séance. Ça fait deux fois par semaine à l’origine, puis trois depuis la mi-décembre alors qu’Anne-Lyse est partie à la maison pour Noël. Tu me connais, trop poli pour dire non… Anne-Lyse refuse systématiquement, elle, tout comme Benedicte, la jolie ex-tutrice norvégienne. Mais oh, je ne suis pas qu’un sale profiteur! De temps en temps, je reste après le repas pour jouer avec le petit gars. Ça lui fait plaisir et c’est une façon de remercier mes hôtes pour leur hospitalité. Et puis un peu de cache-cache, de LEGO et de chamaillage entre gars ça te renforce des liens tuteur-élève pas qu’à peu près.

Vers la fin du “dîner inaugural”, on va dire, entre l’homme de la maison. Son père, je veux dire; le vrai homme de la maison, celui autour de qui le monde tourne dans cette baraque, c’est Ton Ton. Tout sourire, le père prend connaissance de l’approbation du fils à mon égard et dans son enthousiasme débouche deux bouteilles d’un blanc autrichien pas piqué des vers. Les demoiselles en présence dédaignant l’offre du paternel, c’est avec joie (mais surtout et toujours par politesse) que je l’accompagne dans la dégustation du savoureux élixir dans son entièreté. Repus et légèrement intoxiqué, je quittai plus tard tout ce beau monde pour aller donner mon cours de quatorze heures avec un enthousiasme inhabituel. Mon “entrevue” s’était bien passée!

*Citation tirée de “Opium, Sagesse et Trahisons – Tome VIII”, auteur inconnu. Bibliothèque impériale de Xī’ān, 1829, 3216 pages.